Janacek demeure un musicien inclassable, et de fait, fut trop longtemps un musicien déclassé…. Il faut reconnaître que la Tchécoslovaquie, à laquelle il offrit son art le plus authentique ne brillât pas par sa reconnaissance, et dès les années trente, la musicologie officielle, incarnée par le professeur Nejedly (ministre de la culture jusqu’en 1948), jetait sur lui son dédain le plus total, comme le dit Milan Kundera « il ne gardait dans sa sénilité belliqueuse, que deux grandes passions : vénération de Smatana, exécration de Janacek. » (1) Son soutien le plus efficace fut celui de Max Brod (qui, en 1924 publie sa première monographie), un Allemand…Quelle est donc cette spécificité si originale, ; si acérée… ? Le nationalisme exacerbé de Janacek est une réaction exacerbée mais légitime face à la domination culturelle que les Habsbourg firent peser sur son peuple pendant près de deux cent cinquante ans…Après, le « Printemps des Révolutions » se multiplient, en Europe, les prises de conscience nationales, et, en artiste engagé (on l’appelle le « compositeur-citoyen ») Janacek va transformer sa vie en un combat visant à restaurer la culture slave des tchèques (son panslavisme favorisant nettement la russophilie). Présent sur les scènes politique, sociale autant qu’artistique, à un degré quasi inédit, l’accomplissement de sa mission ne pouvait qu’être exacerbé, être en concentré à l’image de ces petites nations formant une « autre Europe » dont l’expansion culturelle était en contrepoint à celle des grandes.
Janacek naquit à Hukvaldy, petit village du nord de la Moravie (confins de la Silésie, de la Pologne et de la Slovéquie), dans le pays Lach, auquel il restera attaché. Issu d’une famille modeste d’instituteurs (plus exactement de Kantors), neuvième enfant d’une fratrie qui en comptera quatorze, il est placé au monastère des augustins de Brno, où il reçoit une solide éducation, le gîte et le couvert, en échange de son chant au sein de la maîtrise. Son maître, Pavel Kriskovsky, compositeur et chef de choeur aura un rôle majeur dans son orientation, et une influence directe sur son esthétique à venir. Parallèlement à une solide formation d’organiste, il se dirige par tradition vers l’école normale d’instituteurs, comme élève, puis comme professeur. En 1881, il fonde à Brno une école d’orgue, qui devînt en 1919, le Conservatoire de la ville. Il n’y a, chez Janacek, aucun clivage entre l’homme et l’artiste. Sensible à l’injustice sociale, doté d’un sens aigu du droit civique et de la démocratie, il participe à l’effervescence patriotique qui aboutira en 1918 à l’émancipation tchèque. Son nationalisme progressif à fort penchant slaviste lui vaudra l’hostilité des partisans de Smetana…En dépit de son éducation religieuse, Janacek est agnostique, et sa passion de la nature, en fait un adepte absolu du panthéisme à la Rousseau…Vers 1890, il débute. une activité d’ethnographe sous l’influence conjuguée de Kriskovsky et de Dvorak. Se rapprochant de Frantisek Bartos, directeur du lycée de Brno, qui recueillait des chants populaires, ils vont parcourir la Moravie, écoutant, notant,…Janacek, lui, s’intéresse particulièrement à l’analyse des rythmes, des tonalités, et, se plongeant dans les travaux du psychophysicien allemand Helmloltz (2), il étudiera le langage parlé, ses fluctuations, ses métamorphoses en fonction des circonstances et des états psychologiques du locuteur…Il cherche à capter ce que la musique des mots ou les intonations du langage indiquent, bien au-delà de la verbalisation consciente….Sa stature d’humaniste aux savoirs particulièrement diversifiés lui permet de saisir les inflexions à peine perceptibles de la parole, de noter ces « mélodies du parler » dans lesquelles priment les vibrations affectives. Son ardeur énergique autorise Milan Kundera à parler de « fureur psychologique ». Le deuxième apport majeur de Helmoltz concerne le domaine acoustique, où mettant à jour une théorie des consonances basée sur l’existence des harmoniques et leur rôle dans la détermination des timbres, il va permettre à Janacek de libérer les accords de leur enchaînement systématique, la « technique libérée » (vers 1904). Parallèlement, domine aussi la certitude que l’on n’ enferme pas le discours musical dans dans les carcans figés de la mesure, mais qu’elle [la mesure] doit se plier à la rythmique imposée par la musique des mots…Il en résulte un langage qui, dans un souci constant d’authenticité, se modèle sur la pulsation du vivant, où le motif bref, nerveux (en adéquation avec la structure même du langage morave) se renouvelle constamment…Autant de recherches et d’apports qui, pour avoir magnifié son écriture, feront passer son activité de compositeur loin derrière celle de pédagogue et d’ethnologue…Le tournant, sa reconnaissance en tant que compositeur, se produit avec Jenufa., opéra composé entre 1894 et 1903. Bien que sa représentation en 1904 se soit heurtée à l’incompréhension d’un public qui jugeait « obscur » ce compositeur morave, l’ouvrage finit par triompher à Prague, en 1916. S’ouvre alors, de 1918 à 1928, la période la plus faste et la plus heureuse de Janacek, son apogée. Avec le succès de Jenufa, l’avènement de l’indépendance nationale et sa rencontre avec la jeune Kamila, ces dix années (qui seront les dernières de sa vie) vont permettre l’éclosion de son génie musical arrivé à maturité, sa personnalisation pleine et entière. Avec la passion de la vérité, le culte de la jeunesse fut l’autre constante de la vie de Janacek qui succombe à une banale pneumonie, en pleine jeunesse, à l’âge de soixante quatorze ans…
« Ecrivez latin, mais pensez tchèque ! »
Il existe une « Messe inachevée », en mi bémol majeur, que Janacek écrivit entre 1907 et 1908 ; inachevée car nous ne connaissons que le Kyrie, l’Agnus Dei et une partie du Credo (que Petrzelka, élève de Janacek, fit exécuter avec orgue en 1943, et dans une version orchestrale avec Kubelik, en 1946. Cette « Messe » sur un texte latin a de quoi étonner à une époque où Janacek avait pratiquement abandonné la composition de musique religieuse et se trouvait en pleine effervescence patriotique et sociale…il est probable que cette œuvre fut composée à des fins pédagogiques, (peut-être même, en collaboration avec ses élèves?), tant ses préoccupations du moment étaient d’ordre phonétique et psychologique (il se délectait alors de « La Psychologie des Peuples » de Wihelm Wundt (3))
La Messe glagolitique
« Pensez tchèque et…écrivez tchéque… » (3)
Le père Josef Martinek, vieil élève de Janacek, raconte que dans les années 1921-1922, le compositeur parlait de musique avec l’évêque d’Olomouc qui en vînt à critiquer la qualité de la musique d’église, le mettant au défi de composer lui-même une belle œuvre…Janacek fit comprendre au prélat que s’il composait une messe , elle ne serait pas en latin, mais sur un texte slavon ancien…. ; texte, à l’authenticité avérée, que lui fournit un élève. Par cet acte foncièrement militant, Janacek plongeait dans la réalité panslave, s’opposant à la germanisation de son pays et à la romanisation de l’Eglise…Au cours de l’été 1926, le compositeur est à Luhacovice ; été pluvieux qui favorise le travail, puisque Janacek compose sa messe en trois semaines (fin août à mi septembre). Esthétiquement proche de la Sinfonietta écrite en juin, cette Messe exalte la seule religion panthéiste, et ne fut d’ailleurs jamais pensée pour être exécutée dans une église (pour laquelle, avec l’âge, Janacek avait une horreur quasi pathologique). Dans une lettre, il confie à Kamila que « le doux parfum des forêts devient encens, l’église s’agrandit aux dimensions colossales de la forêt et des espaces infinis de la voûte céleste. » En 1928, il déclarait avoir voulu décrire « le portrait de la fidélité de la Nation sur une base non pas religieuse, mais morale, qui en appellerait au témoignage de Dieu. » Milan Kundera déclare avec raison et clairvoyance que cette Messe « ne ressemble à aucune autre, c’est plutôt une orgie qu’une messe, et c’est fascinant. […] l’économie sonore de Janacek a choqué tout le monde à son époque [en regard de la sonorité hypertrophiée des Romantiques] ; son modernisme a un autre caractère, une autre genèse, d’autres racines. » (4)
Le terme « glagolitique » désigne l’alphabet imaginé par les saints Cyrille et Méthode, premiers évangélisateurs du royaume de Grande-Moravie au IX e siècle pour fixer par écrit la langue vieille slavonne et qui fut, un temps, la langue liturgique des Slaves catholiques (qui ne fut remplacée par le latin que vers le XII e siècle, deux siècles après la chute du royaume Grand-Morave). Aujourd’hui encore, la vieille liturgie slavonne est autorisée par Rome le jour des saints Cyrille et Méthode, des festivités qui avaient marqué le jeune Janacek lorsqu’il était enfant maîtrisien au couvent des augustins de Brno…La Messe glagolitique, dont le texte, à quelques détails insignifiants près, est celui de l’ordinaire de la messe catholique, était destinée aux cérémonies célébrant, en 1928, le dixième anniversaire de la Tchécoslovaquie indépendante…Elle se présente en huit parties qui réunissent un quatuor vocal, un choeur, un orchestre (considérable), des cloches et un orgue, Animée d’une joie presque barbare, en tout cas dionysiaque, son unité est assurée par de subtils liens de tempérament cyclique.
L’Introït (Uvod) est centré sur un éloquent thème de trompette qui fournit l’intégralité du matériau motivique à la pièce. Ce thème si caractéristique repose sur un saut d’octave (passant par le cinquième degré) et une sonorité de seconde augmentée des plus expressionnistes. Passant d’un pupitre à l’autre en un dense jeu de question/réponse, il laisse finalement percer une idée quasi gémellaire, mais de facture beaucoup plus intimiste, véhiculée par un solo de bois. Le retour littéral du thème va nous précipiter vers une fin qui pour être provocante n’est que provisoire…
Kyrie (Gospodi pomiluj) : dès ce deuxième numéro se confirme le caractère cyclique de la messe. Un sombre motif porté par les cordes graves, qui semble engendré par le motif de trompette, constitue l’ossature principale du Kyrie où, après les basses, il passe au hautbois solo, puis à un choeur très apaisé que suit un intermède orchestral durant lequel la tension augmente (intervention de cuivres et de cordes affolées…). Là, sur une figure de cordes aussi concise qu’entêtante, s’élève la soprano solo à l;a ferveur croissante que rejoint bientôt le choeur…les deux protagonistes vont rivaliser d’intensité expressive. Soudain, les voix sont balayées par une fièvre instrumentale ; dernière entrée du choeur sur l’énoncé du thème, sorte de choral d’adieux plein de regrets…Fin, une fois encore, tout à fait suspensive.
Gloria (Slava) : sur des accords carillonnants (bois et cordes aigus), la soprano solo entame une mélodie des plus enthousiastes (rayonnantes). Progressivement l’ensemble s’anime : le choeur entre sur un crescendo très perceptible où trame orchestrale et tension s’intensifient ; les cordes vont se précipiter pour culminer en une période éclatante que dominent les cuivres et les timbales, le discours de la soprano se tend, devient vindicatif sur un commentaire appuyé des cordes et des bois, bientôt renfloué par des voix au discours haletant qui va se disloquer en une fanfare triomphale (timbales et orgue). Se greffe alors la réponse fervente du ténor. Enfin tous réunis, les protagonistes rivalisent de puissance jusqu’à l’ultime explosion de joie : Amen conclusif, aussi énergique que prometteur…
Credo (Veruju) : c’est le mouvement le plus complexe et le plus développé. Débutant sur un motif qui avance à grandes enjambées aux cordes graves, il se poursuit avec l’entrée du choeur, martelant à l’unisson, Veruju , (« Je crois »). Après une scansion croissante, le rythme perd de sa vigueur au profit du ténor solo qu’accompagne une trompette avec sourdine….celui ci prolonge son chant, sorte de prière sur cordes implorantes (motif en guirlandes grimpant par demis tons) ; retour du choeur sur un pesant Veruju que commentent les cordes et les clarinettes, bientôt ponctuées par trois accords de cuivres. S’ouvre alors la partie centrale, long interlude instrumental en trois volets précédant le « Crucifixus ». Se succèdent : la Méditation de Jésus dans le désert (récitatif de flûte, puis de violoncelle), son entrée triomphale dans Jérusalem le dimanche des Rameaux (fanfares de cuivres), enfin les maltraitances subies avant la mise en croix (tempétueux solo d’orgue)…que vient abréger le retour du choeur avant d’être écrasé par des cuivres tonitruants. Choeur et orchestre entament à nouveau une escalade expressive d’où jaillit une victorieuse fanfare…Accalmie soudaine (et de très courte durée) avec le retour du motif initial qui évolue rapidement vers son apothéose, véritable dithyrambe du ténor, puis du baryton, que vient magnifier le choeur sur Pares, puis une fanfare de cuivres. Un dernier Amen marque une fin sans équivoque.
Le Sanctus (svet) s’ouvre sur un motif tout aussi charmant qu’inattendu…Ondulant paisiblement aux cordes et aux bois aigus, le violon solo déroule ensuite une mélodie qui pour être sereine n’en laisse pas moins percer quelques grimaces qui vont se concrétiser par la complexification soudaine d’un climat jusqu’alors séraphique… Entrées successives, et comme en imitation, des voix solistes qui vont alterner avec un choeur, bientôt maître du jeu et dont l’allure va s’accélérer jusqu’à éclater en un vigoureux thème des cuivres, sorte d’ostinato qui va, en faible discontinu, harceler le reste du Sanctus. L’ensemble tend à un relatif apaisement, cédant la place à un solide jeu de question/réponse railleur entre solistes vocaux. Le choeur réapparaît tandis que la trame orchestrale recouvre ses forces vives. Ultime entrée du ténor qui, dans un registre vocalement tendu, semble pris d’une volonté irrépressible de précipiter cette prière vers son incandescente conclusion…
L’Agnus Dei (Agnece Bozij), très proche d’une forme ABA, commence de manière incertaine avec une idée thématique assez sombre, voire menaçante, circulant des cordes aux bois. De très faible ambitus, ce motif, sorte d’ostinato, reflète un intimisme, un repli sur soi, en opposition totale avec les thèmes précédents. Le choeur va pesamment asséner, par trois fois, les mots essentiels, Agnece Bozij, avec une ferveur progressive. Un volet central (B) confié au quatuor va permettre à chaque partie de déclamer tour à tour le même argument implorant, tandis qu’en fond, les bois de l’orchestre dans le suraigu de leur registre crissent…Retour de A, tandis que le motif d’ostinato qui semble, décidément, perpétuel va s’étiolant…
Le Postludium est une vaste fantaisie pour orgue seul, hautement virtuose. Directement inspirée des idées thématiques de l’Agnus, elle s’en saisit avec fougue, alternant accords puissants et fiévreux passages travaillés, exploitant toutes les possibilités sonores de l’instrument (les différents claviers) jusqu’à sa conclusion tonitruante.
L’Intrada orchestrale qui conclue la partition (un rien contradictoire!!) explose d’emblée en une débandade de cordes alternant avec des timbales et des cuivres éclatants ; magistrale fanfare qui se précipite avec détermination vers la fin de mouvement (et par là même, de la Messe ) ,vers son apothéose : certitude d’un avenir de paix et de dignité humaine qui vient « de prendre Dieu à témoin. »
La première audition de la Messe glagolitique eut lieu à Brno, le 27 décembre 1927 : « Même après Richard Strauss et Schrecker, même après Schoenberg et Alban Berg, si l’on y tient, Janacek a reculé les limites du pouvoir expressif de la musique. Mais, mieux que tous jusqu’ici, il est resté sainement musical, inspiré, spontané, abondant, débordant…[…]. »..(5)
Alice BLOT
(1) Milan Kundera, Les Testaments trahis, Paris, Gallimard, 1993
(1) Hermann Ludwig Ferdinand von Helmoltz (1821-1894), physiologiste et physicien allemand
(2) Janacek avait écrit une messe inachevée en mi bémol (1907-1908), sans doute à fins pédagogiques, disant à ses élèves, « Ecrivez latin, mais pensez tchèque. »
(3) Milan Kundera, Id
(4) )William Ritter, critique presse
Nomenclature orchestrale :
4 flûtes (les 2ème, 3ème et 4ème flûtes jouant aussi le piccolo), 2 hautbois, cor anglais, 3 clarinettes (la 3ème jouant aussi la clarinette basse), 3 bassons (le 3ème jouant aussi le contrebasson), 4 cors, 4 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, percussion, 2 harpes, célesta, orgue et cordes.
Durée approximative : 40 minutes
Première exécution à Monte-Carlo