« Une Symphonie pour ténor, baryton et orchestre »
Composition : 1907-1909
Création : le 20 novembre 1911 à Munich par Bruno Walter
- Das Trinklied vom Jamer der Erde (Chanson à boire de la Douleur et de la Terre)
- Der Einsame im Herbst (Le Solitaire en Automne)
- Von der Jugend (De la jeunesse)
- Von der Schönheit (De la beauté)
- Der Trunkene im Frühling (L’Homme ivre au printemps)
- Der Abschied (L’Adieu)
S’il suffisait aux compositeurs de traverser les Pyrénées pour faire de l’Espagne la première étape de leurs échappées orientales, c’est peu dire que la Chine a dû attendre avant de s’imposer sur la scène musicale. Quelques opéras, bien avant Turandot de Puccini, ont bien sûr rêvé de ce pays lointain, à commencer par Il Teuzzone de Vivaldi (1719), La Princesse de Chine de Lesage & Dorneval (Théâtre de foire, 1729), Le Cinesi Caldara (1735) ou de Gluck (1754), puis Les Paladins de Rameau (1760) ou Le Laboureur chinois de Berton (1813). Hors du théâtre, les exemples se font encore plus rares : Petite polka chinoise de Rossini, Rondel chinois de Debussy, ou Danse chinoise dans Casse-Noisette de Tchaïkovski. Pourtant, le 20e siècle esquisse un nouvel intérêt pour le lointain pays, et avant que Ravel ne s’essaye à l’exercice avec « Laideronnette, Impératrice des Pagodes » dans Ma Mère l’Oye ou, pleine d’humour, la « Tasse chinoise » de L’Enfant et les sortilèges, Albert Roussel s’inspire en 1908 d’un poème de là-bas pour concevoir A un jeune gentilhomme, une « Ode chinoise ». Reposant sur des poèmes des VIIIe et IXe siècles (Li-Tai-Po, Tchang-Tsi, Mong-Kao-Yen et Wang Wen), « traduits du chinois » par Hans Bethge, Le Chant de la terre de Mahler évite de céder à la tentation d’un orientalisme forcé tout en recourant à un motif plus ou moins unificateur bâti sur la gamme pentatonique.
On pourrait s’interroger sur la raison qui a poussé Mahler a se tourner vers l’orient si les poèmes ne faisaient écho aux terribles événements survenus durant l’été 1907 : le décès d’une fille ainée, la perte d’un poste de directeur de l’Opéra de Vienne, ainsi que la découverte d’une angoissante maladie du cœur. Lors de ces vacances estivales, c’est donc un nouveau Mahler qui s’apprête à composer. Un Mahler à la découverte de lui-même, ainsi qu’il le confie à son disciple Bruno Walter :
« A ma table de travail, je ne venais [auparavant] que comme un paysan à sa grange, uniquement pour donner à ces esquisses une forme. Même les malaises de l’esprit finissaient par disparaître, après une bonne marche (en général une ascension). Or, maintenant, je dois éviter tous les efforts, me contrôler sans cesse, ne pas marcher beaucoup. En même temps, livré à cette solitude où j’écoute tout ce qui se passe en moi, je ressens plus fort mes handicaps physiques.Peut-être vois-je les choses trop en noir mais, depuis que je suis arrivé à la campagne, je me sens plus mal qu’à la ville, où j’étais naturellement distrait de moi-même. »
Sur la mort, les poèmes offrent un regard pessimiste mais lucide. Offerts à Mahler par son ami Theodor Pollak, ce ne sont pas de véritables traductions mais plutôt des adaptations établies sur de précédentes traductions dans différentes langues. Formant une véritable symphonie puisque le terme a été finalement choisi par Mahler pour sous-titre, Le Chant de la terre est une suite de six Lieder dont le dernier, « L’Adieu », joue le rôle d’accomplissement tout en égalant par sa taille l’ensemble des cinq épisodes précédents. D’un mouvement à l’autre, tous les caractères semblent abordés : trivialité d’une chanson à boire, douleur de l’homme seul, enthousiasme de la jeunesse, voluptueuse évocation de la beauté. On pourrait même deviner, dans la première grande partie, une sorte de construction en arche encadrée par les expériences de l’ivresse (Allegro), le scherzo central (à l’aise, gai) s’entourant de deux mouvements plus doux (respectivement Un peu trainant et Comodo, dolcissimo). Plusieurs détails confirment l’attention du musicien au texte, notamment quand il fait entre la voix un demi-ton trop haut par rapport à l’orchestre dans la quatrième pièce, ou quand il fait chanter un oiseau avant que la voix ne s’offusque et n’indique être peu intéressée par le printemps. Troublante réponse à la confidence faite à Bruno Walter… En fait, l’œuvre tout entière est une réplique à l’état du compositeur, confronté à l’image de la mort et effrayé à l’idée de tout réapprendre, « à [se] tenir debout et à marcher comme un enfant. » Est-ce cette intériorité qui lui a inspiré l’instrumentation digne d’un ensemble de musique de chambre ? Les contrastes d’humeurs sont typiques de Mahler, souvenir d’une enfance où le trivial s’est trop vite frotté à la mort, une fanfare inconvenante à l’insupportable silence. Et le Chant de la terre s’avère si extériorisé qu’Adorno a vu dans le deuxième Lied une apothéose du monde instrumental des Chants des enfants morts : « O mon ami, le bonheur sur cette terre ne m’a pas souri ! »
François-Gildas TUAL