Les premières esquisses de cette Danse macabre sont contemporaines des deux Concertos pour piano et orchestre et datent donc de la période antérieure à Weimar (1), une période particulièrement brillante et virtuose. Toutefois, Liszt ne s’intéresse sérieusement à la partition que dix ans plus tard, la terminant en 1849, avant une première reprise en 1853, puis en 1859…Se dessine là une des caractéristiques de Liszt qui, en perfectionniste maladif, ne pouvait que difficilement se résigner à considérer ses œuvres comme achevées…On retrouvera la même obsession chez un Pierre Bonnard…(2) (1867-1947). La partition sera finalement créée à la Haye, en 1865, par son dédicataire, Hans von Bülow, sous la direction de Johannes Verhulst. La modernité de l’écriture pianistique et de la texture sonore témoignent de (précurseur) de son auteur. En 1830, sa rencontre avec Berlioz et la « Symphonie fantastique » allaient donner à sa créativité une impulsion décisive, magnifiée par une perception unique du romantisme, aspiration à l’éternel et au fanatique. Une dizaine d’années plus tard, sa culture et sa musicalité trouvent leur dimension européenne: retour aux sources hongroises, et rencontre effective des répertoires allemand et russe. Si les influences de Berlioz et de Wagner sont capitales, Liszt va se montrer plus audacieux et personnel : ses instrumentations très riches et chargées ne seront jamais compactes à l’instar d’un Schumann ou d’un Brahms, mais au contraire très aérées et incisives, ouvrant la voie à Richard Strauss, voire à Gustave Mahler. En virtuose accompli, il prend conscience de son aptitude à tirer de son instrument des possibilités techniques et expressives jusque là ignorées, les exportant au monde de l’orchestre en exigeant de ses musiciens des performances quasi égales à celles de solistes.
Si la mort est une constituante essentielle du romantisme germanique, l’exploitation par Liszt du Dies Irae (3) semble difficilement imaginable hors référence directe à la Symphonie fantastique de Berlioz, (Nuit de Sabbat ), sans oublier les effets que purent avoir sur une imagination prête à s’enflammer, les gravures sur bois d’un Holbein (circa 1526), Le Triomphe de la mort du Campo Santo (Pise) ou Il Trionfo della morte d’Andrea Orcagna, parmi les influences picturales généralement citées. Il en résulte un déchaînement pianistique démoniaque cumulant les difficultés techniques (octaves, sauts, notes et accords répétés, glissandos, etc.), une recherche percussive, voire parfois bruitiste…Quant à l’orchestre, il semble rivaliser avec le clavier dans l’écriture rythmique motorique, les combinaisons originales et tragiques de timbres, les dissonances ostentatoires heurtant de plein fouet secondes et quartes augmentées.
Sous titrée, Variations sur le Dies Irae our piano et orchestre, ce sont six variations sur le thème grégorien qui vont s’enchaîner en une classique alternance de mouvements lents et vifs. L’introduction Andante : présentation du thème aux cuivres sur accords martelés au piano, dans son grave extrême avant le commencement d’une marche qui pourrait être celle d’un condamné (Allegro sempre marcatissimo) s’achevant par une brillante cadence du soliste. Les variations I et II forment une sorte de premier mouvement, un Allegro moderato fait intervenir un basson plus que sarcastique avant que le piano se saisissant du thème le fasse grimacer de la manière la plus démoniaque. Un Marcato introduit de vertigineux glissandos de triples croches. Les variations III, IV et V s’articulent de manière à former deux scherzos encadrant un mouvement lent : molto vivace à 2/4 qui fait dialoguer en syncope le piano et l’orchestre avant un lento où le piano seul d’abord, déroule un épisode méditatif en écriture canonique, bientôt rejoint par une clarinette solo. Suit un Vivace où le piano, toujours seul, fait littéralement jaillir le thème en un fugato bondissant. Avec la sixième et dernière variation se conclue la partition : ce final est une véritable péroraison, un époustouflant déferlement sonore, tant pianistique (double glissandos) qu’orchestral ; multiplication des effets de toute sorte, chaos tonitruant qu’aucun superlatif ne pourrait qualifier !
Alice BLOT
(1) Liszt vécut à Weimar de 1848 à 1861, période féconde et plutôt équilibrée
(2) Pierre Bonnard (1867-1947), peintre appartenant au groupe des Nabis
(3) Le Dies Irae (Jour de colère) est une séquence grégorienne chantée durant l’office des morts
Nomenclature orchestrale :
2 flûtes, piccolo, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, 2 cors, 2 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, percussion, et cordes.
Durée approximative : 16 minutes