Composition : 1977, Révisé en 1992
Version originale créée en 1977 par l’Ensemble Musicus Hortus
Version pour violon et orchestre créée le 13 février 1993 à Perth en Australie
La musique estonienne a souffert de la domination politique et culturelle de ses voisins, et plus particulièrement du joug de la Russie depuis l’annexion des pays baltes au milieu du 20e siècle. Rares ont été, jusqu’aux dernières décennies, les musiciens estoniens à s’être faits connaître au-delà de leurs frontières ; si Rudolf Tobias s’est finalement tourné vers l’Allemagne, persuadé que la liberté de son peuple dépendait de la construction européenne, Arvo Pärt a été le premier à bénéficier d’une véritable reconnaissance internationale. Dans un pays soumis à l’autorité soviétique, il a su se forger un style très personnel. Après un détour du côté de la modernité sérielle, il s’est réapproprié la consonance et l’accord parfait dans un subtil mélange de richesse sonore et de simplicité. Ce style nouveau est apparu de façon très soudaine, avec une brève pièce de piano, Für Alina, de quelques dizaines de notes seulement. Cela après un long silence entre 1974 et 1976. Mais Arvo Pärt a ensuite remarqué combien ce temps est nécessaire à l’accouchement de l’œuvre, aussi simple puisse-t-elle paraître. « Pour écrire, confie-t-il, je dois me préparer longtemps. Parfois, cela prend cinq années, et alors j’aboutis à de nombreux morceaux en un temps très court. » Au cœur de l’œuvre, au croisement des couches de la polyphonie et des échanges de motifs, l’idée d’une unité originelle : « Dans ma vie, ma musique, mon travail, dans mon temps nocturne, j’ai la sensation certaine que tout ce qui n’est pas cette chose unique est dépourvu de sens. »
Destinée à l’ensemble estonien de musique ancienne Musicus Hortus sans indication précise d’instrumentation, Fratres – dont le titre insiste sur l’amitié unissant les musiciens de l’ensemble et le compositeur estonien – a été déclinée par son auteur en de multiples versions pour orchestre ou ensemble. La première à avoir fait appel à un soliste était destinée au violon de Gidon Kremer avec un accompagnement de piano. L’idée du compositeur était de dépasser les enjeux instrumentaux, rappelant la vieille opposition de la Musica theorica et de la Musica practica. Mais il ne faudrait pas croire son ouvrage si abstrait car le compositeur lui-même, adaptant la matrice aux différentes configurations de réalisation, a tenu compte des possibilités offertes par les timbres, la nature ou le nombre des instruments. Le système semble particulièrement rudimentaire. Face à face, l’immuabilité et la métamorphose, un motif de quatre notes étant transformée par ajouts successifs de sons en gamme complète. Le procédé est alors inversé jusqu’à retour au point de départ. Dans la version pour violon et orchestre, la séquence harmonique est transposée de tierce en tierce – des ponctuations de cordes à vide et de percussions servent de points de repère –, de sorte que sa première note sera tout d’abord do dièse, puis la, fa, ré, si bémol, sol, mi et do dièse de nouveau. Ces notes correspondent naturellement à l’échelle utilisée par toutes les parties, et la forme n’est plus qu’un déploiement horizontal du matériau de départ. Les degrés de l’échelle étant plus ou moins espacés, chaque transposition implique, non pas un nouveau dessin mélodique, mais une évolution des courbes. Associant bourdons, arpèges, gammes et cellules répétitives, l’oreille perçoit alors un effet de brouillage comparable au son d’une cloche, d’où le terme de « tintinnabulation » choisi par Arvo Pärt pour qualifier sa musique, témoignant d’une spiritualité atemporelle, et dépassant les références au plain-chant, aux polyphonies médiévales ou au minimalisme plus récent. La répétition de Fratres relève d’ailleurs de la passacaille plutôt que de la postmodernité américaine. Et l’oreille n’a nul besoin de suivre précisément ce qui se passe, plus attirée, après une longue cadence introductive, par les variations constantes du soliste qui confirment la sensibilité du compositeur à la dimension sonore.
François-Gildas TUAL