Composé entre 1888 et 1889, et créé le 11 novembre 1889, à Weimar, sous la direction du compositeur.
Né à Munich, le 11 juin 1864, Richard Strauss est élevé dans le culte de Beethoven et de Brahms, mais inclut rapidement à son Panthéon personnel les noms de Liszt et de Wagner, détesté par son père, corniste solo à l’orchestre de l’opéra. Ses aptitudes intellectuelles doublées d’une personnalité stable lui permettent d’acquérir un solide métier de chef d’orchestre et de compositeur. Héritier direct de Liszt en ce qui concerne les poèmes symphoniques, ses œuvres ont une finalité différente et il substitue d’ailleurs l’appellation Symphonische Dichtung à celle de Tondichtung (poème sonore), instaurée par Loewe en 1830 pour ses poèmes pianistiques, reprise par Reger et Sibelius pour l’orchestre. L’intégralité des poèmes symphoniques de Strauss (dix au total) est écrite après la disparition de Liszt et de Wagner, du vivant de Brahms, parallèlement aux symphonies de Mahler et aux premières grandes productions de Schoenberg. Usant de figures mythiques appartenant au passé et incarnant l’Artiste, les héros de Strauss sont tous masculins, les femmes (surtout les sopranos) étant les héroïnes de ses opéras. En octobre 1885, le grand chef, Hans von Bülow, l’appelle à Meiningen où il fait la connaissance d’un musicien idéologue, wagnérien de grande culture, Alexandre Ritter dont l’influence sera capitale dans sa maturation créatrice puisque dès 1888, il quitte l’univers de Brahms pour celui de Berlioz et de Liszt et développe l’art du «chanter orchestral» et du «mélisme collectif», deux signatures toutes straussiennes : «cette maudite beauté qui s’échappe de moi [écrira-t-il] « est un mélange de sublimité et de vulgarité d’une autre nature que chez Mahler. Soutenus par une orchestration claironnante, maints thèmes s’élèvent, conquérants, frères de l’homme prométhéen de Beethoven et de l’Ubermensch de Nietzsche, quitte à se diriger vers leur désintégration avec Don Juan. » (La Musique dans l’Allemagne romantique, Brigitte François-Sappey – Fayard, 2009)
Ses poèmes symphoniques, saturés d’indications de caractère, véhiculent certaines constantes : passages signifiants répétés deux fois, longues pédales soutenant la mouvance polyphonique tout en la refreinant, thèmes de cors porteurs d’archétypes sonores et symboliques, harpes, utilisation du violon solo dans le suraigu, etc.
Les premiers thèmes musicaux de Don Juan sont notés dès le mois de mai 1888, Strauss est à Padoue et vient d’achever la lecture du poète romantique Nikolaus Lenau. La partition complète voit le jour en septembre et sera créée l’année suivante, le 11 novembre 1889 à Weimar sous la direction de son auteur. Dans l’éclatante tonalité de mi majeur, cette page symphonique animée d’une incroyable flamme (Strauss n’a que vingt-quatre ans) ne s’intéresse qu’à trois fragments (une trentaine de vers) du texte de Lenau, illustrant successivement le Désir, la Possession et le Désespoir. Sur le plan formel, l’œuvre se présente comme le premier mouvement d’une symphonie de Beethoven : exposition / développement / réexposition-coda (avec ici une exposition hypertrophique). L’élan passionné du début (Allegro molto con brio, ensemble médium de cordes) nous entraîne immédiatement dans l’atmosphère générale de l’œuvre, le désir galopant d’un idéaliste plus que d’un libertin (à la différence du Don Juan de Mozart/ Da Ponte) : « Ce Cercle enchanté […] je voudrais le parcourir dans le tumulte de la jouissance, et sur les lèvres de la dernière, mourir d’un baiser. […].Cette course qui semble insatiable est brusquement interrompue par un saisissant tranquillo où, sur tenue de cordes s’élève, magnifique et quasi onirique, le violon solo (l’Idéal féminin…).
Suivent alors, dans cette atmosphère de l’entre-deux, d’autres motifs secondaires d’essence féminine portés par les bois (clarinette, flûte, puis hautbois), tandis que l‘orchestre enfle crescendo jusqu’à la présentation du second thème (la Possession), énoncé par les cors (Molto espressivo et marcato) d’abord triomphant et d’allure faustienne (la démarche de Strauss s’inspire fortement du Berlioz de la Symphonie fantastique), le doute s’installe au cours d’un développement (tonalités mineures, trémolos de cordes graves, etc.) qui réinvite, se succédant ou se chevauchant, toutes les idées thématiques déjà présentées, entrecoupées d’interludes orchestraux que l’on jurerait de la main de….Mahler !
Avec la réexposition, retour en force des thèmes majeurs : « En route, et partons pour des victoires toujours nouvelles, tant que palpiteront les ardentes palpitations de ma jeunesse. ». Strauss déploie ici toute sa fulgurance orchestrale : la débauche de couleurs instrumentales rejoint une polyphonie qui se complexifie au point de se rompre. Brutal et assourdissant silence : « Tout désir, tout espoir est tombé en léthargie. Peut-être un éclair venu des hauteurs que j’ai dédaigné, a-t-il mortellement atteint ma puissance d’amour, et pour moi, subitement, le monde, devenu désert s’est couvert de ténèbres […] ». C’en est fait ! Sur un accord pianissimo, de sinistres trémolos de cordes, des cuivres dissonants à peine audibles, se font encore entendre, soupirs d’agonie, un, deux vulnérables accords de mi…
Alice BLOT
Nomenclature orchestrale : 3 flûtes (la 3ème jouant aussi le piccolo), 2 hautbois, cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, contrebasson, 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, percussion, harpe et cordes.
Durée approximative : 17 minutes
Dernière exécution à Monte-Carlo : 30 novembre 2014, Auditorium Rainier III – John Neschling direction