Lorsqu’il compose son premier concerto pour violon et orchestre, en 1948, Jdanov (1) vient de faire entériner ses résolutions sur les pratiques artistiques soviétiques…Au-delà du contenu musical, c’est la forme même du concerto, représentatif d’un monde bourgeois et décadent, favorisant l’élitisme individuel au dépend de la réussite collective (voire collectiviste!), qui est bannie… La partition restera sept ans dans les tiroirs du compositeur….qui ne la ressortira qu’en 1955, deux ans après la mort de Staline… Le second concerto se veut un cadeau d’anniversaire pour les soixante ans de David Oistrakh, son dédicataire, offert avec un an d’avance, en 1967, erreur plus que pardonnable à un Chostakovitch usé par ses sourdes résistances à un Régime qui ne cessa de faire peser sur lui son épée de Damoclès… Depuis la fin de la seconde Guerre mondiale le style du musicien ne cessait d’évoluer vers un renforcement de l’intime et une restriction des moyens déployés, et ce Concerto, qui suit la traditionnelle découpe tripartite (à la différence du premier en quatre mouvements de danse), recouvre un caractère particulièrement sombre…plus en phase avec son vécu personnel (son infarctus lui a fait frôler la mort) que celui de son pays s’apprêtant à fêter le cinquantième anniversaire de la Révolution de 1917 ! Avant sa création officielle, le 26 septembre à Moscou avec Kyrill Kondrashin, Oistrakh en donna une exécution publique dans la petite ville de Bolshevo, 13 septembre. Une question se pose cependant : pourquoi évoquer un ut dièse mineur alors qu’il n’y a pas d’armure à la clef ? Le compositeur pensait-il à l’opus 131 de Beethoven (2) ou à la Cinquième Symphonie de Mahler entendue deux ans plus tôt à Vienne ?
I Le premier mouvement (Moderato) de forme sonate est dominé en son milieu par une vaste cadence contrapuntique basée sur l’idée initiale et, précédant une courte reprise…Souvenirs d’oeuvres passées (Cinquième de Beethoven), souvenirs d’amitié (Prokofiev), souvenirs de styles marquants (emphase lyrique des modèles de Beethoven ou de Brahms) sur lesquels plane en filigrane l’autoportrait comme en miettes de son auteur…
II. L’Adagio central tripartite (sol mineur) se distingue également par la richesse rhétorique et déclamatoire de sa « cadence accompagnée » (partie centrale du mouvement) où le soliste retourne dans univers précédemment visités par Chopin, Joachim, Brahms ou Elgar. Une transition, musique rythmée et un solo de cor mahlérien, nous conduit à un final particulièrement espiègle….
III. Adagio – Allegro....Seul, dans le grave de son registre, puis dans l’aigu, le violon lance par deux fois un appel pressant auquel, seuls les cuivres répondent ; puis tous deux vont s’interpeller par cinq fois….(toujours sur ce rythme privilégié d’anapeste) ; le jeu de questions/réponses se fait de plus en plus urgent ; éclat : le rondo est lancé. Vont se succéder, telle une irrépressible course, à un rythme effréné, plusieurs refrains et trois épisodes de caractères contrastés. Le refrain, en forme de clin d’oeil des plus facétieux à la dernière symphonie en sol mineur de Mozart, témoigne de la magnifique ironie de Chostakovitch à convoquer dans un moule résolument « décadent » ce Mozart, si ouvertement trublion dans la société impériale de son époque……Le premier épisode est lyrique, le deuxième, scherzando et le troisième est dédié à deux solistes, hautbois et clarinette encadré par une introduction lente pour violon a cappella et une coda tout à fait désinhibée tournant autour de l’idée principale. Avant cet ultime épisode, une cadence solo de cent cinquante mesures vient rappeler et développer divers motifs ou idées antérieurs. Ici encore, comme pour les Premier concerto pour violon et Premier concerto pour violoncelle, la cadence n’est pas destinée à mettre en lumière la virtuosité du soliste mais, la créativité et richesse architecturale du texte : donc pas de vocation à divertir, mais à intensifier, à survaloriser la plus intime interpénétration du matériau….
Alice BLOT
1. Andreï Aleksandrovitch Jdanov (1896-1948), proche collaborateur de Staline, il joue un rôle majeur dans la politique culturelle de l’URSS
2. Ludwig van Beethoven (1797-1827), L’opus 131 est le Quatuor à cordes n°14 en ut dièse mineur, un des « derniers quatuors »
Nomenclature orchestrale :
2 flûtes, 2 hautbois, 2 clarinettes, 3 bassons, 4 cors, timbales, percussion et cordes
Durée approximative : 27 minutes