Après, non l’échec cuisant dont il est souvent question, mais « une déconvenue humiliante » (1) du Lac des cygnes (2) la Belle au Bois Dormant se révèle être une franche réussite. L’idée initiale revient au directeur des Théâtres impériaux, Ivan Vsevolojski qui, souhaitant renouer avec les heures les plus fastes des grands spectacles du passé, soumet à Tchaïkovski un livret qu’il a lui-même tiré du conte de Perrault, la chorégraphie étant confiée à Marius Petipa dont on connaît l’habitude de « collaboration » avec le compositeur (3). Enthousiaste, le musicien répond : « L’idée me plaît et je ne souhaite rien de mieux que d’en écrire la musique. »…les ébauches seront terminées en quarante jours («…26 mai 1889 à 8 h du soir… »). L’orchestration est commencée le 30 mai, et les premières répétitions ont lieu en août pour une création prévue le 3 décembre, qui pour cause de retards dans les réalisations des décors, aura finalement lieu le 15 janvier 1890, au Théâtre de Mariinsky (Saint-Pétersbourg) avec dans les deux rôles principaux Carlotta Brianza et Pavel Gertd, Marie Petipa (fille du chorégraphe) en Fée des Lilas (il était d’usage de confier le rôle de la Fée Carabosse à un travesti, ce fût Enrico Cecchetti. Le thème central du ballet est effectivement l’opposition entre les forces du bien (Fée des Lilas) et forces du mal (Fée Carabosse), représentées chacune par un leitmotiv parcourant toute la partition, hormis le troisième acte qui n’a pas de lien organique avec le reste, prétexte à un supplément de danses diverses et diversifiées…La structure du ballet est donc construite autour d’un prologue et de deux actes : la Cour du roi Florestan est en effervescence à l’occasion du baptême de la princesse Aurore. Toutes les fées ont été invitées, et chacune des sept apporte un cadeau à l’enfant (beauté, grâce….). Survient la méchante fée Carabosse qui, furieuse d’avoir été oubliée, jette une malédiction à l’enfant qui se piquera et mourra. Mais, la Fée des Lilas, qui n’avait pas encore prononcé son vœu, parvient à annuler partiellement ce mauvais sort : la princesse se piquera mais, au lieu d’en mourir, plongera dans un profond sommeil dont seul le baiser d’un prince pourra la réveiller….
A la différence de la Suite de Casse-Noisette, celle de la Belle au Bois Dormant, tout comme celle du Lac des cygnes, n’est pas de la main de Tchaïkovski : à la demande de l’éditeur du musicien, le compositeur et chef d’orchestre Siloti, opéra une sélection de cinq numéros en 1899. En 1978, le pianiste-compositeur et chef d’orchestre russe, Mihail Pletnev, établit un nouvel arrangement de la suite, se présentant comme suit :
Introduction ouvrant cette suite, il s’agit d’un Allegro vivo aux cuivres triomphants, dont les doubles croches et les accords répétés représentent la Fée Carabosse. Prologue : lui succède, la consolatrice Fée des Lilas dans un lumineux mi majeur à 6/8 dominé par flûtes, hautbois et harpe. Un court pont assuré par des cors conduit à la Marche. Dénuée de solennité emphatique, le thème de l’entrée des nobles est complétée par deux récits qui confèrent à l’ensemble une certaine animation, avant que le couple royal ne fasse sa triomphale entrée. La Scène dansante marque l’arrivée des fées avec présence renforcée de la harpe, de cordes et de bois tout en douceur veloutée…Cette atmosphère bienveillante est brusquement interrompue par l’arrivée de Carabosse (scène finale de ce Prologue) donnant lieu à une page orchestrale totalement ébouriffante : le mauvais sort est lancé…la généreuse fée des lilas ne parvenant qu’à amoindrir ce maléfice. L’Acte I nous transporte seize ans plus tard, jour de l’anniversaire d’Aurore : exultation orchestrale, cascade de doubles croches et fanfare de cuivres conduisent à la célébrissime valse où, portée par une mélodie tournoyante, haute en couleurs, que renforce encore un glockenspiel, la population enthousiaste danse… Un extrait du Pas d’action (Acte II) précède l’apparition d’Aurore au prince : c’est la Coda dont la légèreté extrême et le raffinement sont d’une lignée toute mendelsohnienne (celui du Songe d’une nuit d’été). Pletnev introduit ensuite l’Entracte (entre le premier et le deuxième tableau) où un violon solo ornemente progressivement sa mélodie, jusqu’à atteindre un « mouvement en soi, parachevé dans la forme comme dans la densité de l’expression. » (4) Le deuxième tableau vient conclure l’action : entrant dans le château, le prince, d’un baiser, réveille Aurore (Entracte) : longue tenue suspensive précédant l’arrivée de thèmes sinueux, délicatement orchestrés, renforcent le sentiment d’expectative…avant que ne commence le grand crescendo du baiser salvateur, qui éclate en une fanfare de cuivres. Le dernier numéro, Finale, dépeint l’union des deux amants dans un total ravissement où « une musique chaude et brillante » (Petipa) déferle d’un bout à l’autre de l’orchestre…
C’est donc en regroupant dix numéros tirés de l’introduction et des deux premiers actes que Mikhail Pletnev repense sa Suite de la Belle au Bois Dormant, laissant de côté le troisième acte qui n’a effectivement aucune parenté, musicale ou dramatique, avec le reste …
Alice BLOT
(1) Tchaikovski, Correspondance
(2) Le Lac des cygnes, ballet en quatre actes, créé le 4 mars 1877 à Moscou (Bolchoï)
(3) La collaboration entre Petipa et Glazounov, lors de la composition de son premier ballet, Raymonda, avait été plus que difficile….Un peu moins, pour Les Saisons…
(4) André Lischke, Piotr Illyitch Tchaïkovski, Fayard, Paris, 1993
Nomenclature orchestrale :
2 flûtes, piccolo, 2 hautbois, cor anglais, 2 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, 2 cornets, 3 trombones, tuba, timbales, percussion, harpe et cordes.
Durée approximative : 28 minutes
Première exécution à Monte-Carlo