Nous n’avons pas assez de recul pour élucider de manière satisfaisante le « mystère » Chostakovitch…Certes, il existe des « Mémoires » mais des zones d’ombre qu’elles soient volontaires ou non, conscientes ou inconscientes, demeurent. Car vivre et créer sous une dictature relève du louvoiement incessant de la contestation à la soumission, une alchimie usante qui devait altérer la santé du musicien. Un tyran fonctionne en interaction avec les sujets sur lesquels s’exerce cette tyrannie, sorte de boucle cybernétique aux rouages aussi diaboliques que surprenants pouvant éclairer sur les rapports entretenus par Staline et Chostakovitch ; un perpétuel jeu de cache-cache qui devait se poursuivre même après la mort du premier, en 1953, tant était forgé le système d’auto-conservation et de survie du second, son langage…car c’est toujours entre les notes que se lisent les intentions du musicien.
C’est dans un sanatorium, où il séjourne en avril 1966, que Chostakovitch compose son deuxième Concerto pour violoncelle qui sera créé par Mstislav Rostropovitch, déjà dédicataire du premier, à Moscou, le 25 septembre, avec l’Orchestre symphonique de la fédération de Russie, dirigés par Ievgueni Svetlanov. Le concerto suit la découpe classique en trois mouvements, mais dès le premier apparaît clairement l’attirance de Chostakovitch pour le traitement cyclique ; ce qui, chez celui que l’on qualifiait volontiers de « Beethoven du xxe siécle », semble logique.
Le Largo s’ouvre une sombre complainte du violoncelle dont le chant, comme incapable de se développer, se restreint à des bribes de mélopées privilégiant le demi ton (descendant) ce qui en renforce son côté exacerbé. Les instruments graves de l’orchestre tentent de lui répondre (ou de commenter ?) sans parvenir à instaurer la moindre dialectique…Ce premier volet, horizontal et grave est soudainement interrompu par des bois aigus et un xylophone, dont la stridence frappe de façon verticale, induisant une sorte de relief jusque là inexistant…Le violoncelle fait entendre précipitamment une ribambelle de guirlandes rapides en doubles croches…vaine excitation qui, après un coup de grosse caisse, reprend son monologue désolé (volet I), toujours aussi imperméable aux instruments environnants…Vont réapparaître certains éléments caractéristiques de ce second volet, tandis que le violoncelle développe (dans les aigus) une polyphonie égocentrée qui va se conclure par de larges aplats sonores de teinte blafarde : le désespoir cède à la résignation…première utilisation de la forme cyclique !
Allegretto : appel enjoué du violoncelle se prolongeant sur l’énoncé de la comptine déjà utilisée dans son opéra Le Nez, « Gâteaux, achetez nos gâteaux »…Cette joie apparente – à moins que son essence enfantine n’en réduise obligatoirement l’existence??- ne tarde pas à se muer en une danse grinçante, vilainement grimaçante, dans laquelle (une fois encore) le violoncelle prépondérant n’établit aucun lien de concertation avec l’orchestre, au rôle manifeste de simple accompagnateur, ponctuellement à même de faire ressortir tel ou tel trait saillant du soliste, amplifier l’esprit ironique voire moqueur, achoppant sur des fanfares dissonantes de cors (et roulement de timbales continu) ouvrant directement sur le troisième et dernier mouvement…en une cadence du violoncelle solo pleine d’une énergie nouvelle (que l’on n’attendait plus…) à laquelle répondent des cuivres (fanfare à deux voix) qui semblent, eux aussi, revivre…Puis, après quelques glissandos se dessine un thème lyrique introspectif…Ce qui est certain dans ce mouvement, le plus développé et contrasté du Concerto, est que le soliste et l’orchestre entrent (enfin) physiquement en contact…..Après une énigmatique mélodie de la flûte, que reprend la clarinette et omniprésence du violoncelle, apparaît un thème en anapeste (deux brèves, une longue) d’allure presque authentiquement joyeuse…. se dessinent quelques traits rococos, (repris deux fois) imitation des partitas de Bach avec passage tronqué mineur/majeur….Après ce clin d’oeil, le violoncelle oppose au xylophone et aux vents des bribes de motifs en doubles croches dont la simple mélancolie ne va cesser de croître en tension, prémices d’une crise imminente.qui explose. Là, submergé par de violents tutti et le déchaînement du tambourin (reprenant la comptine du mouvement précédent), le violoncelle tente une dernière échappée par un passage tonitruant en quartes à l’octave supérieur…Puis, tout retombe : changement de décor ! On revient à la sombre plainte du premier mouvement bordée ça et là de discrètes citations….Le soliste a recouvré sa solitude ontologique….l’orchestre semble l’avoir abandonné à nouveau, à moins que ce ne soit lui ? Quelques oeillades en provenance du tam tam, du xylophone restent lettre morte….on n’entend plus qu’un ultime ré grave du violoncelle….épuisé.
Par sa complexité et ses multiples arrière-plans, ce deuxième concerto pour violoncelle de Chostakovitch peut être considéré comme le bilan d’une vie. « Par leur côté hagard, leur violence percussive, leur lyrisme douloureux et leur introversion absolue, les concertos pour violoncelle de Chostakovitch constituent des documents historiques en même temps que des confessions humanistes au plein sens du terme sur ce que fut la dictature stalinienne. »
Alice BLOT
Nomenclature orchestrale :
flûte, piccolo, 2 hautbois, 2 clarinettes, 3 bassons (le 3ème jouant aussi le contrebasson), 2 cors, timbales, percussion, harpe et cordes.
Durée approximative : 33 minutes
Première exécution à Monte-Carlo