Liadov est avec Glazounov, et avec bien entendu, leur maître à tous deux, Rimski-Korsakov, un des piliers du groupe Belaiev ; groupe que ce mélomane philantrope a fondé, non en opposition au cénacle de Balakirev (qui deviendra le groupe des Cinq), mais dont l’état d’esprit et l’approche artistique, par conséquent l’esthétique même, lui étaient antithétiques. Le père d’Anatole, Konstantin Liadov, chef d’orchestre au Mariinski, souffrait d’un alcoolisme lui faisant délaisser ses deux enfants (Anatole et sa sœur), pris en charge et nourris à l’occasion par les musiciens du Théâtre, grandissant quasiment seuls. Hormis ce creuset musical vivant ce manque d’affection et de directives expliquent la nature pathologiquement secrète, voire renfermée d’Anatole, son impossibilité à extérioriser ses sentiments le poussant à créer un monde bien à lui : « Donnez-moi des fées et des dragons, des sirènes et des lutins, et je suis tout à fait heureux » ou encore, « L’art me nourrit d’oiseaux rôtis du paradis, c’est une autre planète, rien à voir avec notre terre. », écrira-t-il plus tard…Un refus évident du monde réel qu’illustre parfaitement cette courte pièce symphonique, Le Lac enchanté, sous titrée, « Scène de conte de fées ». Cette page, d’une incontestable originalité, exprime au travers une ultime poésie sonore un paysage aux contours imprécis et, au mouvement suspendu…. Que cet environnement ait existé ou non, peu importe, seul compte ce que Liadov a voulu nous faire ressentir, un ondoiement aquatique (les cordes) aux reflets irisés (les bois)…qu’il traduit par un traitement orchestral où tous les pupitres sont divisés, recouvrant ainsi davantage de relief, ce que nous pourrions qualifier aujourd’hui d’impression en 3D ! La musique de Liadov ne semble, ici, aller nulle part et n’être animée d’aucune tension…aussi, pour la faire vivre, l’animer (au sens de lui donner une âme), le compositeur use de figurations, telles la progression par degrés conjoints, le rôle confié à l’intervalle mélodique de demi-ton (celui harmonique de quinte, pour un rendu folklorisant représentatif de la musique populaire russe), l’absence de thème remplacée par des bribes non développées de trois ou quatre notes (conjointes) qui n’apparaissent qu’aux bois ; hautbois davantage que flûtes dont les interventions sonnent comme des incises verticales dans un tout très horizontal…La tonalité de ré bémol majeur, passant à ut majeur (soit un demi-ton au-dessous) pour revenir à ré bémol, illustre cette volonté de privilégier cet intervalle dépourvu d’identité tonale propre, au potentiel polymorphe….donnant lieu à des métamorphoses harmoniques synonyme de mouvement perpétuel (eau) annihilant tout sentiment de début et de fin, de temporalité….Bien que s’inscrivant dans une veine symboliste, difficile de ressentir ici une quelconque influence de Debussy ou de Wagner (qui se vérifiera, en revanche, dans Fragment de l’Apocalypse, 1910-1912). Le Lac enchanté fut créé à Saint-Pétersbourg, le 21 février 1909, sous la direction de Tcherepnine.
Alice BLOT
Nomenclature orchestrale :
3 flûtes, 2 hautbois, 3 clarinettes, 2 bassons, 4 cors, timbales, percussion, harpe, célesta, et cordes.
Durée approximative : 6 minutes